La pauvreté, nous sommes capables de la voir.
Mais sommes-nous capables de la comprendre ?
La plupart d’entre nous définissons la pauvreté par la souffrance physique et le manque de ressources matérielles.
Les pauvres, eux, la définissent différemment. Ils définissent avant tout leur condition
par des difficultés psychologiques et émotionnelles.
Pour décrire leurs conditions de vie, les pauvres utilisent avant tout des mots tels que:
- honte
- infériorité
- impuissance
- humiliation
- peur
- désespoir
- dépression
- isolement social
- sentiment de ne pas compter (source: Banque mondiale, 1990)
En voici une bonne illustration:
La prochaine fois que nous verrons une fillette toute sale dans les parages, surveillons donc nos réactions au moins autant que notre sac.
Mais tiens, justement: de qui devrions-nous protéger notre sac? Des pauvres ou bien des riches?
Réponse: Des riches!
Sept études révèlent ainsi que les individus de la classe supérieure se comportent de manière plus contraire à l'éthique que les individus de la classe inférieure.
Les riches sont ainsi plus susceptibles:
- d'enfreindre la loi en conduisant (études 1 et 2)
- de prendre des décisions contraires à l'éthique (étude 3),
- de voler des biens précieux aux autres (étude 4),
- de mentir dans une négociation (étude 5),
- de tricher pour augmenter leurs chances de gagner un prix (étude 6)
- d'approuver un comportement contraire à l'éthique au travail (étude 7)
Ces tendances contraires à l’éthique des individus de la classe supérieure s’expliqueraient, en partie, par leurs attitudes plus favorables à l’égard de la cupidité.
https://www.pnas.org/content/109/11/4086
Mais revenons aux ressentis des pauvres sur leur propre situation.
En plus de trouver leur explication dans les représentations négatives ainsi renvoyées par la société, ces ressentis en ont aujourd’hui trouvé une autre grâce à la recherche scientifique.
Ainsi, lorsqu'une personne vit dans la pauvreté, une partie du cerveau (le système limbique) envoie constamment des messages de peur et de stress au cortex préfrontal, ce qui surcharge la capacité du cerveau à résoudre des problèmes, à se fixer des objectifs et à effectuer des tâches de la manière la plus efficace possible.
D'où un comportement qui devient de plus en plus atone, apathique.
Ainsi, même si certains pauvres aspirent encore à une vie meilleure, nombres d'entre eux sombrent toujours un peu plus dans le fatalisme, et il devient chaque jour plus ardu de remonter la pente.
Pourquoi les pauvres n’économisent-ils pas plus?
Les pauvres restent pauvres parce qu'ils n'épargnent pas assez.
Quand il y a de l'argent à la maison, il se passe toujours quelque chose et l'argent disparaît. Ils ne doivent pas seulement protéger leur argent des autres, mais aussi le protéger d'eux-mêmes.
La grosse majorité des entreprises dirigées par les pauvres ne sont généralement pas rentables. Cela explique pourquoi leur octroyer un prêt pour démarrer une nouvelle entreprise ne conduit que rarement à une amélioration radicale de leur bien-être.
Les pauvres sont énergiques et débrouillards, mais l'essentiel de cette énergie est consacré à des entreprises trop petites et totalement indifférenciées des nombreuses autres qui les entourent.
Pour autant, ils rêvent de «bons emplois», avec un revenu stable et prévisible, comme enseignant ou autre emploi gouvernemental.
Les pauvres ont-ils
assez à manger?
Les pauvres ne semblent
pas vouloir manger beaucoup plus, même quand ils le peuvent.
Les pauvres choisissent
leur nourriture non pas principalement pour leurs valeurs nutritionnelles, mais
pour la qualité de leur goût.
Lorsque vous êtes
pauvre, vous ne voulez pas manger d’aliments sains mais insipides, vous voulez
manger quelque chose de savoureux. Il y a toujours quelque chose
d'agréable et de bon marché pour vous tenter.
Si les Sud-Asiatiques sont petits, c'est probablement parce qu'eux et leurs parents ne se sont pas nourris autant que leurs homologues d'autres pays. Mais le principal problème n’est pas les calories, mais les autres nutriments.
Les
ménages pourraient facilement obtenir beaucoup plus de calories et d’autres
nutriments en dépensant moins en céréales coûteuses (comme le riz et le blé),
en sucre et en aliments transformés, et davantage en légumes à feuilles et en
céréales secondaires.
Leur
donner des céréales subventionnées n’est pas une solution car leur donner plus
ne les persuade guère de mieux manger.
Les
pauvres résistent souvent aux plans merveilleux que nous imaginons pour eux
parce qu'ils ne partagent pas notre conviction que ces plans fonctionnent, ou
fonctionnent aussi bien que nous le prétendons.
Une autre explication de leurs habitudes alimentaires est que d'autres paramètres sont plus importants à leurs yeux que la nourriture.
Une question de priorités:
Considérons l'un des arguments les plus courants dans le
"poor bashing" (dénigrement des pauvres):
"Ils sont soi-disant pauvres, mais ils trouvent
pourtant les moyens de s'acheter une grande télé ou le dernier smartphone à la
mode!"
Force est de constater que c'est parfois vrai. Mais l'un n'empêche pas l'autre.
Et même si cela peut paraitre paradoxal de prime abord,
c'est même plutôt l'un qui implique l'autre.
La vie quotidienne des pauvres est oppressante. Les épreuves
et les privations sont nombreuses. Dans ce contexte, les choses qui rendent la
vie moins oppressante deviennent une priorité: smartphone, télévision, internet et réseaux sociaux, festivals,
fêtes.
Ces
moyens de distraction permettent de s’évader, de souffler un peu, de donner le
sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue. En clair, ils permettent aux pauvres de préserver leur santé mentale. Quitte à s'endetter.
«La télévision est plus importante que la nourriture » , peut-on ainsi entendre, car elle permet d’oublier temporairement non seulement l’ennui mais aussi la faim, les problèmes de santé, les problèmes financiers, la violence...
A défaut, malheureusement, certains se tournent vers d'autres alternatives telles que les drogues, légales (tabac, alcool) ou illégales.
Ainsi,
au niveau mondial, entre 25% et 90% des enfants des rues consomment de la
drogue. Le pourcentage varie suivant l’endroit où ils vivent, leur genre et
leur âge (Source dossier de l’O.M.S., Working With Street Children).
Aux Philippines plus
précisément, l’usage de drogue parmi les enfants de la rue était estimé entre
60% et 100% (Postupniy et al., 2002). Sur environ 1,5 million d’enfants des
rues dans le pays, on pense que la moitié d'entre eux ont à un moment ou un
autre sniffé du «rugby» ou d'autres solvants (Bordadora, 2003).
D’autres pauvres sont prêts à prendre d’autres risques.
Une étude de l’Université des Philippines a trouvé que 3000 personnes du bidonville de Baseco (sur un total de 50 000 habitants) avaient vendu un de leurs reins.
Ainsi,
Norberto Papa fut parmi les premiers résidents à vendre l’un de ses deux reins
pour 70 000 pesos (1250€).
https://www.philstar.com/metro/2001/09/19/134167/barangay-baseco-lost-city-stilts-and-half-
« J’ai pu m’acheter du bois pour construire ma maison, une télévision, un lecteur de vidéos et un karaoké. C’est beaucoup d’argent », dit-il.
Mais ce n’est que la moitié de l’histoire.
Plus tard, la maison fut rasée par un typhon. Quant aux appareils?
« J’ai fini par les vendre un par un. Les docteurs m’avaient dit de me reposer un peu après l’opération mais même après pas mal de temps, quand j’ai essayé de reprendre un travail, j’étais toujours rejeté parce que j’échouais au test médical, à cause du fait que je n’avais plus qu’un seul rein. Je n’ai pas pu retrouver un bon travail. J’ai finalement perdu tout l’argent que j’avais reçu, » dit-il.
Il se sent souvent faible. Et encore, il est parmi les chanceux qui sont encore en vie. D’autres n’ont pas eu sa chance.
Voici un autre lieu commun pour dénigrer des pauvres:
"Pourquoi font-ils autant de gosses puisqu'ils n'ont même pas les moyens de subvenir à leurs besoins?"
Là encore, ce qui peut sembler à première vue irréfléchi et irrationnel s'avère en fait tout à fait logique et rationnel.
Comme les pauvres n’ont pas accès au système de protection sociale, le meilleur moyen de se protéger lors de sa vieillesse est d’avoir beaucoup d’enfants.
Pour de nombreux parents, les enfants constituent leur avenir économique: ils sont à la fois une police d'assurance, un produit d'épargne et des tickets de loterie, le tout dans un format pratique.
D’un autre côté, les grossesses non désirées restent nombreuses à cause du manque d’éducation sexuelle et de l’interdiction de l’avortement. Ces difficultés sont bien moins dramatiques chez les Philippins plus aisés car leur accès à l’information leur permet de trouver des parades.
Pourquoi les écoles échouent?
Bien souvent, les pauvres ne voient pas d’intérêt à investir dans l'éducation car ils pensent qu'ils ne pourront pas continuer à investir, notamment en cas de difficultés financières.
L’éducation des enfants coûte cher. Même quand l’école est soi-disant gratuite, les frais à engager sont loin d’être négligeables dans un budget familial restreint.
Aux Philippines, le "baon" est une pratique que l’on trouve partout. C’est l’argent de poche donné par les parents aux enfants quand ils vont à l’école, principalement pour acheter à manger.
Parfois, je constate que certains enfants du site de relocalisation sèchent les cours. Quand je demande pourquoi, la raison la plus fréquente donnée à la fois par les enfants et leurs parents est : « Walang baon… » (« Pas de baon… »). Ce baon a une influence non négligeable sur la motivation des enfants pour aller à l’école. Etant donné l’état de délabrement du système éducatif, cela peut se comprendre. J’ai fait ma petite enquête pour quantifier cette « détresse » financière qui amène les enfants à ne plus aller à l’école.
Dans le site de relocalisation, où se trouvent les familles les plus pauvres, la moyenne est de 30 centimes d’euro par enfant et par jour (16.57php). (35 enfants interrogés, niveau école élémentaire)
Les faits me montrent que cette somme (6€/ mois, 84€/an) est suffisante pour voir un enfant se déscolariser.
Dans le quartier populaire dans lequel j’habite, qui comprend également certaines familles pauvres, la moyenne est de 55 centimes d’euro par enfant et par jour (30.71php), soit presque le double. (28 enfants interrogés, niveau école élémentaire)
Dans les deux sites, on trouve également des enfants qui ne sont même pas inscrits à l’école.
Bien sûr, pour ces familles, les raisons peuvent être autres. Mais pour les familles que je connais et suis depuis plusieurs années, le baon semble être déterminant.
L’investissement sur le long terme que constitue l’éducation des enfants est bien trop hasardeux compte tenu de la précarité dans laquelle ils se trouvent au quotidien.
Certains chiffres ont de quoi nourrir leurs craintes :
91% des enfants en âge d'aller à l'école primaire dans les pays à faibles revenus n'atteindront pas le niveau minimum de maîtrise de la lecture et le taux est de 87% en mathématiques, contre 5% et 8% respectivement dans les pays à revenus élevés.
Pourtant, plus des deux tiers de ces enfants qui n'apprennent pas sont à l'école.
Poverty trap :
Un "piège de la pauvreté" est un mécanisme qui empêche très difficilement les gens d'échapper à la pauvreté. Il est créé lorsqu'un système économique nécessite un capital important pour gagner suffisamment d'argent pour sortir de la pauvreté.
Les obstacles sont pléthores:
- Pas d'accès aux banques
- Pas d'accès aux assurances
- Accès limité au crédit ou à des tarifs extrêmement défavorables
- Pas d'accès aux informations utiles
- Discrimination de la part des gouvernants
- Système éducatif médiocre
- Manque de papiers administratifs et de justificatifs (identité, domicile,...)
- Environnement propice aux maladies
- Peu d'accès aux soins
- Infrastructures insuffisantes (pas de réseau téléphonique, pas d'internet, ...)
Synthèse:
- Les pauvres manquent souvent d'informations critiques et
croient en des choses fausses.
- Le reste de la société peine à se représenter ce que
signifie réellement vivre dans la pauvreté.
- Plus vous êtes riche, plus les «bonnes» décisions sont déjà
prises pour vous: eau courante, aliments enrichis, épargne, plan de retraite,
sécurité sociale.
- Les pauvres sont exclus de certains systèmes ou ils
y sont confrontés à des prix défavorables: taux de prêt élevés, assurance
maladie, banques.
- Les choses ne fonctionnent souvent pas dans les pays
pauvres à cause des trois points suivants: ignorance, idéologie et inertie. Les
politiques de résorption de la pauvreté sont souvent à côté de la plaque et
donc inefficaces.
- Les attentes concernant ce que les gens peuvent ou ne peuvent pas faire se transforment souvent en prophéties auto-réalisatrices.
Conclusion:
Si nous restons des spectateurs, si bien intentionnés soyons-nous, si nous ne faisons pas l’effort de franchir la barrière et d’appréhender la réalité de ce que représente réellement vivre dans la pauvreté, nous prenons le grand risque de ne rester que des donneurs de leçon, des “t’as qu’à – y a qu’à ».
Nous prenons également le risque de gaspiller des sommes et des ressources considérables dans des politiques d’aide totalement inefficaces.
Pire, nous prenons le risque de participer à ce dénigrement des pauvres ("poor bashing") qui se rencontre fréquemment dans notre société, et donc tout logiquement dans les discours politiques populistes et opportunistes.
Résoudre le problème de la pauvreté commence avant tout par casser nos préjugés.
Ces préjugés sont insidieusement enracinés en nous.
Cela demande pas mal de travail sur soi et de discipline pour s'en débarrasser.
Je sais de quoi je parle, puisque je suis passé par là.
Et je n'oserais même pas prétendre que j'en suis venu totalement à bout.
Mais c'est un point de départ pour rendre ce monde plus juste.
"Vaincre la pauvreté, ce n'est pas un geste de charité, mais un acte de justice."
(Nelson Mandela)
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